Patmos, ma madeleine
- Sarah Cournarie-François
- 21 mars 2020
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 mars 2020

L’appartement familial est enveloppé par de multiples bibliothèques sur lesquelles trônent des dizaines de photos où nos sourires d’enfants et les nombreux voyages qui ont façonné notre enfance, animent, nuit et jour, les regards de mes parents. Souvent, quand le temps et l’absence figent mon existence dans ces pièces, mes yeux s’attardent sur ces images. Je les connais par cœur, même si ma mère s’exerce parfois à modifier leurs places. Je me suis longtemps questionnée sur l’origine de ces sourires. Mes souvenirs se sont désormais estompés. Pourquoi ma sœur et moi sourions-nous sur cette photo encadrée de son bois vieilli par le temps ? Quelles furent les paroles prononcées pour que nous nous mîmes si joyeusement à rire?
Chaque photo prend place devant la collection abondante de livres de mes parents. Les romans policiers, les grands classiques de la littérature française et les diverses œuvres philosophiques, côtoient nos robes à smocks, nos sourires rendus hésitants par la présence gênante de nos appareils dentaires et les paysages helléniques dont la lumière bleutée a toujours fasciné le regard de ma mère.
Alors que mes pas parcourent l’appartement, je tente de retrouver, ne serait-ce qu’un fragment de ce temps, aujourd’hui oublié. Mon imagination se met à raconter l’histoire de ces photos. Elle me joue des tours, elle invente, elle pérégrine mais l’illusion littéraire qui s’amuse à créer des fictions en utilisant le réel, me donne une satisfaction suffisante pour continuer, sans trop de mélancolie, le chemin que la vie a tracé pour moi.
Un soir, alors que je rentrai chez moi, je fus étonnée, dès l’ouverture de la porte, par l’odeur qui absorbait toute la pièce. Je ne fus pas capable tout de suite de la reconnaître. Mon époux me sourit, m’embrassa et m’invita à venir à table. Le soulagement de savoir le dîner déjà prêt, la table mise spécialement pour moi, lors d’un soir ordinaire de semaine, fut immense. Je m’assis, impatiente d’écouter, comme tous les jours, les récits de nos journées. Récits ordinaires mais qui, prononcés par celui qu’on aime, deviennent le roman d’une vie et le symbole de l’union ardente que nous formons. Il ouvrit délicatement le four et plaça sur la table le plat brûlant et encore animé par, ce qui me sembla tout d’abord, être une sauce tomate agitée et bouillonnante. Je ne pus pas nommer tout de suite le délicat plat qu’il avait préparé. J’ai la chance de profiter d’une délicieuse cuisine, pour laquelle, l’homme que j’aime, se démène, de façon méticuleuse et raffinée. Il me servit alors une part généreuse et j’y distinguai aisément plusieurs couches dans lesquelles rayonnait l’huile d’olive qui formait de multiples ronds de toutes les tailles que je m’amusai à regarder.
Gêné, il m’avoua que c’était la première moussaka qu’il tentait et la pile de vaisselle sale témoignait du temps et de l’attention que ce plat méditerranéen avait exigés de lui.
Empressée, j’en portai à mes lèvres un morceau flamboyant, sans prendre le temps de souffler dessus. Une fois la sensation de brûlure disparue, sans un mot, je pris une nouvelle bouchée. Tout en avalant, je regardai mon assiette et y distinguai une multitude de couleurs, le pourpre de l’aubergine côtoyait de près le rouge vif de la tomate et les multiples touches de persil ajoutaient une couleur verte étonnante, cette palette promettait un artifice dont on ne pouvait que se délecter.
Tout à coup, je tressaillis. Un plaisir délicieux, une joie impossible à mesurer m’envahirent. La photo encadrée de son bois vieilli par le temps, qui représente ma petite sœur et moi, enfants, dans nos robes bleues à smocks, prit vie. L’édifice immense du souvenir m’apparut. L’essence contenue dans cette moussaka me replongea dans le temps de l’enfance qui avait disparu de ma mémoire. Ce goût, c’était celui de la moussaka préparée par Despina, la fidèle amie de ma mère. Nous avions la chance de passer nos étés dans l’île sacrée de Patmos. Ma mère et Despina passaient leurs temps à converser ensemble dans une langue que nous ne comprenions pas mais dont les multiples intonations étaient toujours signes de pure allégresse. Je ne revis pas seulement la maison des Vakrasti, je pus surtout revivre, dans toute sa pureté et sa magie, la soirée entière pendant laquelle nous festoyâmes. Ma sœur et moi, après s’être régalées, partîmes jouer dans le port de la Skala et caresser les chats qui s’étaient accoutumés à notre présence. Mes parents nous rejoignirent et prirent cette photo. Je compris alors toutes les circonstances qui provoquèrent ce soir-là nos attitudes si enjouées : les lèvres encore marquées par la sauce tomate, le teint halé, les cheveux asséchés par le soleil et l’eau de mer de la plage de Psilliamo.
Le temps qui semblait avoir dévoré celui de mon enfance venait de m’être rendu. Quand d'un passé ancien rien ne semble subsister, après la mort des êtres, après la destruction des choses, un simple dîner semble pouvoir rendre nos âmes immortelles…
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