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Hélène Berr

Journal de lecture – Mars 2018

 

« Au réveil si douce la lumière, et si beau le bleu vivant »
 

Il y a l’intime et il y a l’Histoire. 


Il y a le « je » de l’écrivain. Ce « je » menteur qui vous fait échapper au réel. 

Puis, il y a le « je » du vrai, celui du poids de l’Histoire et de l’individuel. Les deux se rejoignent bien souvent mais rarement, j’ai été tant touchée par ce lien, omniprésent, dans l’écriture d’Hélène Berr.

 

J’ai donc lu, et parfois relu, les pages du journal d’Hélène Berr, publié en 2008. Après avoir été bien cachées au fond d’un tiroir, les pages de la jeune fille sont sorties de la poussière et du poids du secret pour être transmises au monde. Evidemment, ce fut un succès. 

J’avoue ne pas avoir eu envie de lire ce livre. J’en avais trop lu. Ces déportés, ces âmes qui ont raconté l’indicible, cela m’avait envahie, beaucoup plus que je ne l’imaginais. 

Je connaissais l’histoire d’Hélène et savais qu’elle était morte en camp. Comment la lire en sachant cette fin tragique ? 

 

Le journal commence en avril 1942. Dès les premières lignes, nous prenons conscience de la portée littéraire de l’écriture d’Hélène. Agée de 21 ans, elle n’a de cesse de citer des romans, des citations et agrémente son journal de quelques expressions en langue anglaise. Agrégative d’Anglais, elle passe l’essentiel de son temps sur les bancs de la Sorbonne. 

L’élan de l’incipit est à la fois littéraire et optimiste. La citation de Paul Valéry qu’il lui a adressée personnellement, guide le lecteur. Ces quelques mots (un beau parallélisme d’ailleurs) « Au réveil si douce la lumière, et si beau le bleu vivant » font écho aux joies du Printemps dans le Paris de 1942, joies connues par la jeune fille qui rencontre Jean, « le jeune garçon aux yeux gris. » Cette rencontre – Hélène aurait pu dire « A love at first sight » - se mêle à une autre : celle de l’étoile jaune. Ce sont tous les paradoxes du journal. Le bonheur d’une jeune fille à l’aube de sa féminité se joint à la cruauté de l’invasion nazie à Paris. Et c’est là que le journal prend tout son poids et que nous décidons de l’accepter : « Je note les faits, hâtivement, pour ne pas les oublier, parce qu’il ne faut pas les oublier ». Et le devoir de mémoire me revient en pleine gueule. Ce satané devoir qui ne me fera jamais oublier Hélène Berr, ce satané devoir qui me fait regretter de ne pas avoir voulu le lire, au départ. 

 

Le journal me semble coupé en deux. Cette rupture correspond à une période de 9 mois de Novembre 42 à août 43. Cette rupture me fait penser à celle des Contemplations de Hugo. Une rupture causée par le deuil : la perte de son enfant. La littérature se travaille dans le temps. Rien d’immédiat. 

Comment ne pas songer aux 9 mois d’une naissance ? Celle d’une écrivaine, certainement. La première partie m’a semblé parfois presque « légère ». Hélène n’a de cesse de parler de Jean et de ses rencontres. Ses joies sont suivies d’amères désillusions, le port de l’étoile jaune provoque à la fois des conflits intérieurs chez la jeune fille et ne lui permet plus de vivre la « même vie qu’avant ». 

 

       La deuxième partie, en revanche, est plus amère et plus réfléchie. Hélène – comme le fera plus tard Hannah Arendt – s’interroge longuement sur l’existence du Mal en l’homme. Plus d’espoir. Le Mal est omniprésent. Cette interrogation se mêle à une autre, sur l’écriture. En véritable philosophe, avant Semprun ou Camus, la jeune fille de 22 ans nous transmet une incroyable vérité sur le poids des mots. 

 

Deux pages en particulier m’ont vraiment bouleversée, les voici :

 

« Et soudain, j’ai compris combien un livre au fond était banal, je veux dire ceci : qu’y a-t-il d’autres dans un livre que la réalité ? Ce qui manque aux hommes pour pouvoir écrire, c’est l’esprit d’observation et la largeur de vues. Sans cela, tout le monde pourrait écrire des livres, je retrouve, plutôt je recherche ce soir cette citation de Keats, au début d’Hypérion : Since every man whose soul is not a clod / Hath visions, and would speak, if he had loved / And been well nurted in his mother-tongue.

Et pourtant, il y a mille raisons qui m’empêchent d’écrire et qui me tiraillent encore à cette heure, et qui m’entraveront encore demain et les autres jours.

D’abord, une espèce de paresse qui sera dure à vaincre. Ecrire, et écrire comme je le veux, c’est-à-dire avec une sincérité complète, en ne pensant jamais que d’autres liront, afin de ne pas fausser son attitude, écrire toute la réalité et les choses tragiques que nous vivons en leur donnant toute leur gravité nue sans déformer par les mots, c’est une tâche très difficile et qui exige un effort constant. (…)

Et par moments aussi, le sens de l’inutilité de tout cela me paralyse. Quelque fois, je doute… j’ai un devoir à accomplir en écrivant, car il faut que les autres sachent. A chaque heure de la journée se répète la douloureuse expérience qui consiste à s’apercevoir que les autres ne savent pas, qu’ils n’imaginent même pas les souffrances d’autres hommes, et le mal que certains infligent à d’autres. Et toujours j’essaie de faire ce pénible effort de raconter. Parce que c’est un devoir, c’est peut-être le seul que je puisse remplir. Il y a des hommes qui savent et qui se ferment les yeux, ceux-là, je n’arriverai pas à les convaincre, parce qu’ils sont durs et égoïstes, et je n’ai pas d’autorité. Mais les autres, ceux qui ne savent pas, et qui ont peut-être assez de cœur pour comprendre, ceux-là, je dois agir sur eux. 

Car comment guérira-t-on l’humanité autrement qu’en lui dévoilant d’abord toute sa pourriture, comment purifiera-t-on le monde autrement qu’en lui faisant comprendre l’étendue du mal qu’il commet ? (…)

Si l’on arrivait à faire comprendre aux hommes mauvais le mal qu’ils font, si on arrivait à leur donner la vision impartiale et complète qui devrait être la gloire de l’être humain ! (…)

Il faudrait donc que j’écrive pour pouvoir plus tard montrer aux hommes ce qu’a été cette époque. Je sais que beaucoup auront des leçons plus grandes à donner, et des faits plus terribles à dévoiler. Je pense à tous les déportés, à tous ceux qui gisent en prison, à tous ceux qui auront tenté la grande expérience du départ. Mais cela ne doit pas me faire commettre une lâcheté, chacun dans sa petite sphère peut faire quelque chose. Et s’il le peut, il le doit. »

 

 

Quelle incroyable lucidité. Et ces mots m’interrogent. Dans ces témoignages, un aspect de la littérature se découvre. Les mots n’ont pas de poids dans l’instant. Les pages d’Hélène n’ont rien changé sur le moment. Cela ne l’a pas empêchée de mourir, cela n’a sauvé personne. Ses mots ont été lus par le plus grand nombre plus de 70 ans après. Non, la littérature et l’écriture ne changent rien. Elles n’affectent pas le monde. Elles n’empêchent rien. Rien, toutefois, dans l’instant. Le poids des poèmes de Baudelaire a-t-il été retentissant en 1857 ? Les mots comme la vie parfois, tout comme l’amour, acquièrent leur nécessité, avec le temps, avec le poids de la mémoire. 

 

Hélène Berr me replonge dans mes 20 ans. Sur les bancs de la Sorbonne, moi aussi.

« Beaucoup de gens se rendront-ils compte de ce que cela aura été que d’avoir 20 ans dans cette effroyable tourmente, l’âge où l’on est prêt à accueillir la beauté de la vie, où l’on est prêt à donner sa confiance aux hommes ? Se rendront-ils compte du mérite (je le dis sans honte, parce que j’ai conscience exactement de ce que je suis), du mérite qu’il y aura eu à conserver un jugement impartial et une douceur de cœur à travers ce cauchemar ? Je crois que nous sommes un peu plus près de la vertu que beaucoup d’autres. »

Et cette antithèse définit l’écriture d’Hélène Berr, en quelques mots, tout est dit. La douceur et le cauchemar. L’âme tendre et lucide d’Hélène mêlée à la cruauté du réel. 

 

Comment ne pas penser à toi, ma grand-mère ? Tu avais 15 ans en 1943. On t’a demandé de te recenser, de porter l’étoile jaune. Tu as refusé. Tu avais compris. Hélène, tu l’as peut-être croisée, elle qui, contrairement à toi, a choisi volontairement de la porter, presque par dédain mais surtout par courage. La porter fièrement, la tête haute. Elle est morte battue à mort à Bergen Belsen juste avant la libération des camps. Alors que toi, tu as survécu, ainsi que tes parents, cachés, survivants d’une vie fugitive, volée, trahissant vos vraies identités. Tu es mon histoire et la sienne. 

 

On s’identifie facilement à Hélène quand on est littéraires. C’est aussi ce qui nous plaît dans ce journal. Une projection, un miroir de nous-mêmes. Elle cite une de mes pièces préférées, Oncle Vania de Tchekhov : 

 

« Nous nous reposerons oncle Vania, nous nous reposerons. » Il s’agissait du sommeil de la tombe. (…)

Cette vie est si harassante, et la vie d’un homme si peu de chose, qu’on est bien forcé de se demander s’il n’y a pas autre chose que la vie. Aucune doctrine, aucun dogme ne pourront me faire croire sincèrement à l’au-delà : peut-être le spectacle de cette vie y parviendra-t-il.

Je ne le voudrais pas, car cela impliquerait que je n’ai plus goût à la vie. Il y a sans doute une vie bonne, il y a du bonheur dans d’autres parties du globe, et en réserve dans l’avenir, pour moi si je vis, pour les autres sûrement. Mais jamais ne s’effacera ce sentiment du peu de chose qu’est la vie, en tout cas du mal qui est en l’homme, de la force énorme que peut acquérir le principe mauvais dès qu’il est éveillé. »

 

En 1946, alors que Jean a appris la mort de sa fiancée, il écrit cette lettre. 

 

« Les êtres comme Hélène – je ne suis pas sûr qu’il y en ait – ne sont pas seulement beaux et forts en eux-mêmes. Ils propagent le sens de la beauté et donnent la force à ceux qui savent les comprendre. Pour moi, Hélène était le symbole de la force radieuse qui est magnétisme, beauté, harmonie, persuasion, confiance et loyauté. Tout cela a sombré. Avec elle disparaît la femme que j’aimais et plus encore cette âme si proche de la mienne ( la lecture du journal achève de me la prendre d’une manière poignante). Tout ce que je lui avais donné, confiance, amour, élan, elle l’emporte avec elle. Je ne puis même pas dire dans la tombe ; c’est atroce, n’est-ce-pas. Elle emporte aussi le trésor merveilleux de force que je savais pouvoir puiser en elle dans l’avenir, auquel j’avais eu un peu recours déjà. Mais six mois, qu’est-ce ? Oui, six moi seulement ont suffi pour attacher nos deux existences avec un lien que seule la mort pouvait défaire, que seule la mort a défait. Malgré la séparation, Hélène occupait en moi une place toujours croissante ! Tout se mettait en réserve pour elle. Comment ai-je pu la quitter sans la savoir à l’abri !

De ces six mois, que mes souvenirs reviennent hanter comme un siècle et qui ont paru durer une heure, que reste-t-il ? Un parfum indéfinissable qui flotte autour de nous, un peu de lavande, je crois…. »

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