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En classe, "La douceur qui fascine et le plaisir qui tue"

  • Photo du rédacteur: Sarah Cournarie-François
    Sarah Cournarie-François
  • 25 oct. 2021
  • 4 min de lecture

8h40, 10 minutes de retard : comptabilisées comme d’habitude sur cette satanée carte de cantine. Et hop, 1h de colle mercredi. Comme si elle n’avait que ça à faire. Elle avait couru, pourtant. Elle savoura étrangement les trois petits coups nerveux qu’elle produisit sur la porte puis entra dans la salle de classe de son pas nonchalant. « Veuillez m’excuser Madame… »

La prof esquissa un sourire timide et Hannah comprit qu’elle était, comme toujours, la bienvenue en classe. Elle adressa un sourire narquois à Claire, assise au dernier rang qui attendait, comme toujours, son entrée de tragédienne.


Le cours avait déjà commencé mais elle raccrocha rapidement les wagons, comme on dit. Le cours de Français était le seul moment où elle pouvait s’exprimer et laisser échapper cette humeur moribonde. La rue autour d’elle hurlait, les passants marchaient dans le pur anonymat, elle comprit que l’enseignante s’était lancée dans l’explication du poème de Baudelaire « A une passante ». Les vers faisaient écho au monde qu’elle percevait. Elle avait travaillé le poème et ferma les yeux secrètement dès que la jeune professeure entama la charmante lecture…

Elle les rouvrit et la regarda. L’enseignante s’était assise, comme toujours, sur la table du premier rang, les jambes posées sur la chaise de devant, son texte sur les genoux. Elle balançait délicatement le dos de la chaise de sa main droite et semblait, à sa façon, palper le feston et l’ourlet de l’amère passante.

Elle se retourna pour regarder Claire. Celle-ci s’était écroulée sur la table, comme toujours. Les yeux ouverts mais le regard ailleurs.

Claire ne comprenait pas, n’arriverait jamais à la comprendre. Elle l’aimait mais son amie avait des failles. Quand elle lui avait parlé d’Anna Karénine, Claire avait souri d’un air moqueur, non, elle ne comprenait pas. La force des sentiments, la beauté des mots, leurs poids, leur pouvoir, le désir qu’ils portent en eux et l’envie de mourir, de disparaître. Elle était son amie, sa béquille parfois, mais n’était pas capable de la comprendre, elle.

La professeure s’arrêta. Hannah pensa : « Non ne m’interroge pas. Pas maintenant. Si je parle maintenant, tu sauras que cela m’a émue. Les autres le sauront aussi et le masque tombera. Si je lui fais mon regard noir, elle comprendra. »

« Claire, réveillez-vous, bon sang ! Bon, ce poème parle d’une passante, qui peut me dire ce que celle-ci provoque chez le poète ? » demanda l’enseignante.

Ce qu’elle provoque chez lui… Ce qu’elle provoque chez elle…


Hannah repensa tout à coup à la jeune fille aperçue la veille. Claire et elle fumaient leur énième cigarette devant le lycée. Moi je buvais, crispé comme un extravagant. Du souvenir, surgirent les vers de Baudelaire, relus par la voix délicate… Elle se retourna une dernière fois vers Claire, peut-être y songeait-elle aussi ? Non, pas d’espoir. Elle jeta un regard vers la classe. Chacun respectait son rôle.


Rose, la première de classe donna toutes les figures de style et sourit fièrement « On a une vraie personnification au vers 1 Madame ». « Oui, Rose, tout à fait, mais elle sert à quoi cette personnification ? » rétorqua, d’une voix lasse, l’enseignante.

Joshua, la tête baissée, esquissait une silhouette ténébreuse sur le texte de Baudelaire. Jean semblait compter les minutes voire les secondes qui le séparaient de la récréation. Laure tressait ses cheveux. Sophie caressait entre ses deux doigts son écharpe de soie. Marie prenait des notes en respectant le rigoureux code couleur qu’elle s’était imposé. Rouge pour les figures de style, bleu pour les champs lexicaux… La professeure la regardait, désespérée.

« Bon, les 1ères, je sais que c’est difficile. Mais vous devez le sentir… vous êtes en train de boire un café entre amis et tout à coup, vous la voyez…que ressentez-vous ? »

Personne ne répondit, alors, elle regarda Hannah. Et, elle l’attendait…


Ce que ressentait Hannah… Comment le lui dire ? Le vide et le tout simultanément. Elle revoyait cette jeune fille aperçue la veille sortant du restaurant, bras dessus, bras dessous avec un homme plus âgé, son frère, son père, son mec peut-être. Ce fut sa passante. Elle avait croisé son regard. Dans ses yeux, la vérité du désir. Dans l’air vaporeux de ses cheveux, le parfum de son corps et la vitalité de ses émois. Dans le balancement de ses seins, la beauté fugitive d’une sexualité commencée trop tôt. Dans le déhanché de sa silhouette gracile, une renaissance. Laquelle ? La sienne. Celle qui lui permet, quelquefois, de rejoindre le monde des Idées, le monde d’en-haut. La vision de l’éternité. Tout à coup, elle ressent une vive brûlure à la main droite. Sa cigarette s’était consumée toute seule et commençait légèrement à embraser sa peau délicate. Claire l’en débarrassa violemment en poussant un petit cri. Le temps d’un instant et elle avait disparu. Qu’avait-elle vu en elle ?


La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.


« La passante lui a permis d’exister et de mourir en même temps. Mais c’est son reflet qu’il a vu en elle. Le reflet du poète, je veux dire…enfin, bref, la passante c’est lui, à la fois présent et éphémère. Et c’est nous, du coup…Bref le spleen quoi… » Hannah buta sur les derniers mots. Elle en avait à la fois trop dit et pas assez. Elle le fit sans regarder son professeur, la tête baissée sur son stylo qui gribouillait son texte.

Elle avait bien conscience qu’elle n’avait pas dit ce qu’il fallait, que c’était trop tôt, que c’était inopportun. Elle releva la tête et sa professeure lui sourit puis d’un ton embarrassé, dit : «Oui…Tout à fait…C’est ça… Mais…Euh… Bon revenons aux figures de style ? »


Claire se réveilla brusquement et regarda son amie. Hannah ne se retourna pas sur elle et jeta un dernier regard vers la fenêtre. Les quelques rayons du soleil lui caressaient la joue. Elle était passée, elle allait repasser.



 
 
 

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