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Le maquis

  • Photo du rédacteur: Sarah Cournarie-François
    Sarah Cournarie-François
  • 23 mars 2020
  • 6 min de lecture

Quand je suis rentrée dans cette chambre d’hôpital, macabre et puante, le sourire gêné a laissé progressivement place aux larmes. Et, ma mère m’observait. Nous sommes sorties et devant la porte, elle me lança « Je sens la mort qui rôde et qui attend dans la chambre. Je la vois presque… » J’ai détesté sa phrase. Comment avait-elle pu renoncer si vite ?

Alors que ma grand-mère s’éteint, tout me revient en mémoire. Et, j’ai peur d’oublier. Elle ne nous a pas tout raconté. Sa vie est marquée par la période la plus sombre de l’Histoire. Elle est née le 14 octobre 1928, elle a donc un an de moins que Simone Veil. Ma grand-mère avait 16 ans en 1944. Mon histoire a donc rencontré la grande Histoire. Et, je ne saurai jamais. Je la regarde s’en aller et ses secrets avec. Sur son visage, chaque ride raconte une période de sa vie. Son récit a toujours été fragmenté, certaines anecdotes étaient racontées en boucle, d’autres ne le furent jamais. Et j’ai décidé de combler les trous.

J’ai toujours été fascinée par ma grand-mère. C’est une sacrée personnalité comme dirait mon père et cette phrase est un vrai euphémisme. Elle ne parle pas beaucoup, elle ne se confie pas et ne montre pas vraiment d’émotions. Elle dit souvent tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Il faut le dire. Ma grand-mère est chiante. Alors qu’elle était hospitalisée, au lieu de s’inquiéter pour elle, nous nous sommes spontanément inquiétés pour sa voisine de chambre.

Quand je pense à ma grand-mère, la première chose qui me revient à l’esprit sont nos vacances d’été, chez elle, dans le sud. C’est la maison de mon enfance. C’est aussi celle de ma mère. J’ai toujours été curieuse de cet entremêlement de souvenirs. Ma mère nous regardait jouer dans le jardin, notre enfance était donc aussi une façon de revivre la sienne. J’ai toujours trouvé ça bizarre. Autant de temps superposés qui s’entrechoquent.

Je choisis donc d’y retourner. Une dernière fois.

Ce n’est pas un jardin, c’est « le » maquis. Ma mère me le répétait sans cesse. Non, il ne donne pas sur la mer et oui, il est en friches. Personne ne s’en occupe. On ne voit pas ce qui se cache au fond de ce territoire sauvage. Ce jardin c’est l’allégorie de ma grand-mère.


La maison de mon enfance est donc entourée d’un jardin désordonné…à l’image de mes souvenirs aujourd’hui. Et, elle va disparaître, elle et sa maison, les meubles, les odeurs, les fissures dans le mur et je vais tout oublier.

Cette terre, c’est celle d’une violence délicate. Elle a l’accent et la voix des romans de Pagnol.

Sur le chemin de mon enfance résonnent le doux parfum des cyprès et de la lavande mais aussi celui de l’effrayant mistral contre lequel se battent les arbres.

« Ils résistent ils sont habitués » me dit ma mère quand elle croise mon regard inquiet. Ils ne tomberont pas. Point de fable. Pas de chêne ni de roseau, juste l’harmonie d’un paysage qui a l’habitude. Ce que les arbres craignent ici, ce sont les flammes. Ces flammes ont déposé une obscurité éternelle sur les arbres de mon jardin. « Les flammes se sont arrêtées à la porte de la maison ». Tous sont traumatisés par cet incendie. Quand je caresse les arbres pour y monter, je m’imagine l’angoisse et les cris qui ont paralysé les maisons et leurs habitants lors de ce fameux été 1985.

Les sens en éveil, je marche le long de la route qui mène à la piscine. Mes pieds sont tout à coup nus, réchauffés par le bitume brûlant, mes yeux contemplent la mer au loin, mes vêtements sont remplacés par un maillot masqué sous un fin paréo. Sandales à la main, le livre est bien enfoui dans son panier si tôt acheté au marché du matin.

J’entends ma mère au loin mais ne distingue pas ses paroles. Elles devaient contenir quelques préventions : « Mets de la crème et prends ton chapeau… » Quelques mots si vite effacés par notre insouciance.

Ma sœur clopine au milieu de la route en chantonnant. Qu’il est doux le parfum de l’été.

Les visions que je garde de ma grand-mère, de la « reine mère » comme dit mon père se résument en cette fumée de cigarette qui enveloppe mystérieusement le salon de son odeur. Elle crée des formes vagabondes devant son visage. Je me suis raconté des centaines d’histoires avec ces formes. Les jambes croisées mais souvent le pied sur le genou, elle est assise sur le côté droit du canapé du salon, toujours à la même place, le regard fixe. Ma grand-mère nous observe. Nous nous sommes nourris de ce regard et avons toujours tenté de le comprendre, mon frère, ma sœur et moi. Son emploi du temps est figé. Elle s’est baignée ce matin à la plage des Mas, il est désormais 14h, elle ne sortira plus. Il fait trop chaud. Elle va s’installer dans sa chambre dans laquelle nous avons toujours peur d’entrer.

L’odeur âcre du tabac - que je commençais alors à apprécier- se mêle à celle des tomates fraîches et du basilic qui trônent dans le saladier de la cuisine. Cette odeur, c’est aussi celle de la liberté. Nous pouvions déjeuner quand nous le souhaitions. Seul interdit : pas de baignade après le repas. La fameuse sieste. La vie s’arrêtait alors dans le Mas. Ma sœur et moi chuchotions et les lézards nous observaient. Les cigales chantaient, je me demandais comment faisaient les gens pour dormir avec ce vacarme.

Les pieds dans les ronces et les orties, je suis le chemin labyrinthique qui mène au tennis. L’angoisse m’envahit. La peur de la vipère, de ses yeux sournois et de son venin mortel. Cette peur déraisonnée à la fois terrifiante et excitante. La petite fille que je suis alors, rêve de la rencontrer, elle rêve de ce dangereux face à face.

Je m’assois pour admirer les joueurs. Je n’ai aucunement envie de jouer. Mais, j’ai ma raquette à la main. Je l’ai prise dans la grande armoire du salon. J’aime son odeur. Elle n’est pas à moi. En la prenant, j’aime cette sensation d’avoir dérobé quelque chose. Elle a appartenu à ma grand-mère. C’est ma façon d’être avec elle.

Plus j’écris, plus je revois ma maison. Je sens le soleil caresser ma peau. J’hume le monoï que ma mère dépose allègrement sur sa peau déjà bronzée. La disparition de ma grand-mère me renvoie à la fois à l’insouciance de mon enfance et à la brutalité que fut sa vie.

Dans la chambre de mes parents, j’ai découvert une vieille valise comme il en existe dans les décors de théâtre. Dedans, une foule de papiers divers qui sentent l’odeur âcre du temps qui passe. J’y ai découvert ses bulletins de notes, une excellente élève bien évidemment et surtout des photos, des dizaines de photos. Sur chacune d’entre elles, ma grand-mère a écrit les noms de chacun et les dates. Je découvre alors avec désarroi les visages de mes arrières grand-mères et de leurs amis. Me revient alors en mémoire ce qu’elle a osé parfois nous raconter. Légende ou réalité? On ne saura jamais. Le corps recroquevillé de ma grand-mère dans sa chambre d’hôpital ne peut plus livrer ses secrets…

Mes deux arrières grand-mères avaient toutes deux écrit à Pétain. Elles ne comprenaient pas pourquoi tout à coup, on les accusait de ne plus être françaises alors que leurs fils, leurs frères ou leurs maris avaient combattu pendant la guerre de 14. Ce geste m’a toujours paru absurde. Elles avaient donc accepté, sans colère, que leurs passeports soient tamponnés de l’immondice « Juif ». Ma grand-mère qui avait 14 ans refusa le recensement. Elle dut déclencher ce jour-là un sacré fracas dans sa famille. J’ai toujours été fascinée par le poids de cette décision. L’anecdote du train fut celle qui me marqua le plus. Quand je regarde ma grand-mère, je réalise le poids du hasard et de la chance qui a jalonné son existence et donc la nôtre.

C'était en 1942 ou 1943, elle voyageait avec sa grand-mère qu’elle qualifiait elle-même de « casse-pieds »; ce qui nous faisait doucement sourire. Tout à coup, il y eut un contrôle de police dans le train. Ma grand-mère présenta sa carte d’identité, sereine. Une fausse carte, un faux nom qui sonnait "moins juif".

Impossible, en revanche, pour sa compagne de voyage d’actionner la fermeture éclair de son sac à main. Ma grand-mère haletait. J’ai souvent imaginé la rapidité de sa respiration, le cœur qui bat la chamade, pour moi, c’est ça la peur, la vraie. J’ai aussi imaginé à quel point elle avait dû détester sa grand-mère ce jour-là. Ne se doutant de rien, prête à tout pour obéir à celui qui représentait l’autorité.

Soudain, le policier, pressé et agacé, renonça, et leur dit « C’est bon Madame, c’est bon...»

Il les laissa, sur l’une un regard surpris et presque déçu, sur l’autre, la terreur. J’imagine la terreur de son regard. Dans le train, tous les juifs furent arrêtés et massacrés dans les chambres à gaz. Pas elles. Ma vie tient donc à cette fameuse fermeture éclair.

Je suis de retour dans la maison. Je défie l’heure de la sieste. Je croise le regard complice de ma grand-mère.


Je ne sors jamais par la porte d’entrée. Toujours par les portes vitrées qui donnent sur le jardin. Ainsi, je peux ne rien refermer. C’est aussi ça les souvenirs. Le temps qui passe. A la fois accepter qu’il file à toute allure, regarder le sablier se vider de ses grains et tout laisser au présent. L’enfant que j’étais l’avait peut-être compris.

Laisser ouvert, c’est ne pas oublier.

 
 
 

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