Battre la campagne
- Sarah Cournarie-François
- 23 mars 2020
- 6 min de lecture

Battre la campagne
« Tu as la vie devant toi » mon enfant. C’est la première phrase que j’entendis tandis que j’ouvrais laborieusement les yeux. Je ne pensais pas encore à mon avenir mais, ma mère, elle, avait déjà tout imaginé.
Elle m’avait déjà vu grandir, elle avait pu tout entrevoir. Une vie de liberté fugacement entraperçue. Elle me regardait de ses grands yeux et je commençais à percevoir le monde qui m’entourait, dans ce regard, à la fois serein et inquiet.
Mes frères et sœurs, déjà, semblaient se chamailler et ma mère devenait le centre de mon monde. Son odeur, la couleur rose pâle de son teint, sa tendresse innée, son incroyable instinct maternel qui la poussait à nous emmitoufler de ses caresses et de ses mots doux. Elle aurait tout fait pour nous protéger, pour nous garder près d’elle, pour que jamais personne ne nous atteigne.
Puis, petit à petit, je découvris la vie, pas à pas. Je me mis à marcher à quatre pattes. Tout me paraissait singulier, parfois même, menaçant. Les herbes folles de la prairie me chatouillaient la peau, les abeilles et autres insectes me bourdonnaient dans les oreilles. Je réussissais parfois à faire preuve d’insouciance et laissais les mouches me grimper dessus.
Je sentais toujours la chaleur du regard maternel sur mes exploits, sur mes bêtises, mes gambades et mes ratés. Je savais qu’elle m’imaginait déjà un futur, qu’elle plaçait tous ses espoirs en moi. Moi, son petit garçon, son dernier-né. Elle me voyait déjà chef de la tribu, m’occupant à mon tour de mes enfants, jouant avec eux dans l’espace qui nous était réservé.
Celui-ci, nous rendait à la fois ivres de liberté et nous empêchait de percevoir le danger du monde extérieur. Nous vivions comme coupés des menaces, comme si rien ne pouvait nous atteindre.
Un jour, alors que nous venions de terminer notre repas, mon frère me demanda : « Tu n’imagines pas, toi, ce qu’il y a derrière les barrières ? T’as pas envie de voir, un jour, juste pour voir ? » Je le regardai, effaré. Non, jamais. Je ne m’étais jamais posé cette question. Pourquoi faire ? Pourquoi prendre ce risque ? Quitter ma mère et cette odeur si particulière qui me permettait de vivre et de respirer ? Je sus au moment où il m’interrogea, que mon frère, lui, s’était choisi un autre futur. Un avenir peut-être plus aventurier, plus à l’écoute de ses propres sensations. Il disparut un matin. Personne n’en parla. Tout le monde semblait s’être déjà mis d’accord. Il ne fallait pas en faire toute une histoire. Lui, il avait déjà choisi.
Je n’osais pas en parler à ma mère, de peur de lui faire de la peine. Ce départ nous rendit encore plus fusionnels. Je ne pouvais pas concevoir une seule seconde qu’un jour, peut-être, il faudrait la quitter, que ce regard qui m’avait donné vie allait s’éteindre.
Elle nous éleva avec la dureté et la tendresse des gens de la campagne. Si nous ne finissions pas notre repas, nous avions droit à une sacrée raclée. Ma mère nous apprenait à être les plus débrouillards possible. J’étais gauche et paresseux, mais, je voulais lui faire plaisir. J’attendais tant de ce regard ! Dans celui-ci, il y avait tout mon futur. Gardé comme une poule qui couve ses œufs. Je n’étais pas angoissé de me savoir emprisonné dans ce regard et dans cette volonté farouche. Au contraire, j’étais prêt à tout endurer pour répondre à cette attente, pour combler ma mère de joie.
Mes progrès pour devenir un adulte, un vrai, étaient minimes. Malgré mes déboires, ma mère m’encourageait à chaque pas.
Pourtant, je continuais, comme poussé vers une nature plus sauvage, à me rouler dans la boue, à jouer violemment en grognant avec mes frères. Je revenais, couvert de taches, la tête baissée : tout mon corps sentait l’insouciance et parfois même la bestialité des premières années. Je me traînais, désœuvré, jusqu’à ma mère. Elle m’accueillait, d’un sourire timide. Elle me cajolait, me disait que bientôt, tout cela ne serait qu’un vague souvenir. Qu’un jour, il faudrait devenir un grand et servir une cause plus noble, plus grande. Je ne comprenais pas et m’abstenais de toute question.
Plus les années filaient, plus ma mère devenait mélancolique. Mes frères disparaissaient, les uns après les autres. Je pensais qu’ils reviendraient. Mais, non, le vide s’installa. Notre espace accueillait d’autres hôtes que je ne connaissais pas. Des étrangers à la langue barbare qui nous prenaient nos repas, nous poussaient près des barrières. Alors, nous commençâmes à vivre retranchés, ma mère et moi. Tant qu’elle était là, je n’étais pas inquiet. Je sentais son souffle chaud et rassurant, chaque nuit, sur ma peau rosée et encore glabre.
Le soir, avant que je ne m’endorme, elle ne me contait pas d’histoires mais me berçait de paroles rassurantes. Elle me parlait sans cesse de mon avenir. Elle me faisait miroiter des choses incroyables. « Tu seras comme ci, comme ça, mon fils. Tu as la vie devant toi. Tu verras. Ton futur, ce ne sera pas forcément celui que je voulais. J’aurais voulu plus te protéger, t’apprendre à ne pas avoir peur. Je suis désolée de tout ce que j’ai pu oublier. J’ai essayé, je te le promets… » Je m’endormais avant d’entendre ses derniers mots. Je ne sus jamais ce qu’elle s’était promis.
Un matin, pourtant, ce fut la consternation. J’ouvris les yeux, comme lors de ma naissance et je sentis le poids du vide. Le souffle chaud de ma mère avait été remplacé par une brise glacée qui me fit frissonner. A la place de son regard se tenaient tous ceux de mes voisins : moqueurs et malveillants. Je me mis à hurler de tout mon être. Ce fut comme une seconde naissance, une première mort aussi. Peut-être encore plus douloureuse que celle qui suivrait.
Elle avait disparu. A la place de sa couche, se tenait encore l’empreinte moite de sa silhouette rebondie. Son odeur âcre qui me plaisait tant, qui me piquait parfois le nez, s’évanouissait progressivement. Je la cherchai partout, en vain. Ma quête désespérée provoqua des accès de folie qui agaçaient tout le monde. On me poussa, me frappa, me demanda de me tenir tranquille. Je devins pitoyable, j’oubliai ses paroles rassurantes qui avaient illuminé mon futur.
Ma mère m’avait abandonné. Pire encore, on me l’avait enlevée, son regard avait disparu et avec lui, tous mes rêves et mes envies. Ce futur, si longtemps choyé, n’était plus qu’un passé auquel je renonçais.
Les jours passèrent et je finis par comprendre que j’étais le seul de mon espèce encore présent. J’étais bien nourri, en parfaite santé. Je me débrouillais désormais seul, n’avais plus peur des bêtes et des chimériques empires qui m’entouraient. J’étais prêt. A quoi ? A accepter mon futur. Je m’y résignais. Moi aussi, il fallait que je disparaisse. Je ne dormais plus que d’un œil. Je devais voir, je devais comprendre. Comment cette vie allait-elle se terminer ? Qui allais-je devenir ? Qu’y avait-il derrière ces barbelés dont mes frères et ma mère s’étaient échappés sans moi ? Je devenais, au fil du temps, une bête sauvage. Je grognais lorsqu’on daignait m’adresser la parole. Je chapardais la nourriture de mes voisins et cela, sans scrupules. On m’avait tout pris, à moi de tout reprendre.
Je discernais doucement ma métamorphose. Elle me dépassait. J’étais devenu velu, grassouillet, ventripotent, désinvolte et je négligeais tout. Plus rien ne m’intéressait. J’avais perdu le goût de vivre. J’étais emprisonné dans ma solitude et ma torpeur.
C’est alors qu’on me déplaça. Je vis enfin ce qui se cachait derrière les barrières qui avaient défini toute mon existence. Le froid et l’angoisse. Tout à coup, j’eus envie de me battre. Je compris que ce n’était pas le futur dont ma mère avait tant rêvé. Je me mis à hurler à nouveau. Comme un enfant. Je voulais que ma mère entende mes gémissements, qu’elle comprenne ma souffrance, qu’elle vienne me secourir.
Le froid et l’angoisse.
Un coup violent s’abattit sur mon front et je défaillis. Je perdis conscience. Pourtant, des bruits de métal, des odeurs ensanglantées parvenaient jusqu’à moi. Une clameur sourde envahissait tout l’espace. Je me sentis partir et ne pensais qu’à elle. A la chaleur délicate de sa peau, au goût réconfortant de son lait, au bonheur de ses promesses.
Le voilà, mon futur. Je suis là, tout en haut du rayonnage. Une barquette verte, rose et blanche qui rappelle où j’ai vécu et ce que j’ai été. Un bout de jambon.
Un peu désarçonné en début de lecture par le genre de l’auteur ...puis l’imaginatif s’évade vers différents univers... et cette chute qui fait sourire 😊 😄et qui soulage de savoir qu’aucun humain n’a souffert... mais à y repenser cela ne soulage pas vraiment nos « âmes carnivores » 🤨🤔
Merci pour ce bon moment de lecture et d’évasion